De nos jours on a du mal à imaginer ce que fut la mode du portrait carte de visite dans la deuxième moitié du XIX siècle et pourtant ce fut une véritable folie comme celle des cartes Pokémon !
Il faut se replacer dans le contexte de l'époque, seules la peinture et la photographie par daguerréotype, permettaient jusque là de faire son image. Elle était unique, onéreuse, et demandait une durée de plusieurs jours pour réaliser une toile, ou un supplice de 30 minutes de pose immobile pour le daguerréotype ... le portrait était réservé à l'élite bourgeoise.
Vers 1850 l'arrivée d'une nouvelle méthode photographique, le négatif au collodion humide, permit de simplifier la réalisation des photographies et leurs duplications, ainsi que d'améliorer leurs qualités. L'enjouement fut énorme dès que la production en nombre et les coûts furent maîtrisés.
L'origine du portrait carte de visite
Tout a commencé avec un certain Adolphe Eugène Disdéri qui déposa un brevet en 1854 sur une méthode photographique qui consistait à prendre de 4 à 8 portraits sur la même plaque de 18x24 en une seule fois.
Appareil photo de 1865 permettant de réaliser 4 photographies sur une même plaque.
Image d'origine Musée de la Photographie de Bièvre.
Le succès de ces cartes au format 6x9 cm fut immédiat.
Un excellent article de la Bnf l'exprime ainsi: "les cartes se donnent, s’échangent et circulent de la main à la main, offrant à ceux qu’elles représentent l’opportunité de diffuser leur image et de se faire connaître du plus grand nombre …", rien n'a changé aujourd'hui, ce sont les Réseaux Sociaux qui assurent ce service de la quête de reconnaissance.
Exemple d'épreuve faite par le photographe Adolphe Eugène Disdéri, image origine Musée d'Orsay.
Adolphe Eugène Disdéri devint rapidement célèbre, tous les grands personnages de l'époque vinrent dans son studio se faire tirer le portrait. Il fit fortune, mais finira complètement ruiné en 1889.
Ces cartes sont l'occasion de se plonger dans l'histoire de l'époque, comme avec ces portraits de personnalités politiques.
Le premier, Pierre Jules Baroche, avocat, puis député, plusieurs fois ministre, sénateur proche de Napoléon III, il dut s'exiler en 1870 lors de la chute de l'empire.
Le deuxième portrait, Pierre-Antoine Berryer, avocat, député, académicien, fervent légitimiste, mourut en 1868.
Les portraits de 1855 à 1870
Les cartes d'Eugène Disdéri sont typiques des premières productions à partir de 1855.
Quelques cartes sont datées, elles sont précieuses et deviennent des références pour les autres.
Ici une religieuse en 1862, carte dédicacée "Souvenir affectueux, Soeur Marie-Thérèse, le 26 Décembre 1862".
L'autre de facture beaucoup plus simple, sans mention du photographe, "À Melle Amélie Druilhet, mon excellente et bonne voisine, Avril 1867".
À cette époque, on trouve nombre de personnages célèbres du théâtre ou de l'opéra, ainsi que des hommes politiques.
Les femmes s'habillent de robes de style Victorien, les hommes de costumes trois pièces très dandy.
Les hommes aussi posent en uniforme pour le prestige, la guerre de 70 n'a pas encore eu lieu ...
L'éclairage du studio
On remarquera une bonne maîtrise de la lumière, elle est diffuse, sans ombres marquées. Les contrastes sont doux permettant une bonne restitution de la gamme des gris. Le photographe, qui était à l'origine un artiste peintre, a repris les ateliers de peinture habillés de grandes verrières pour en faire des studios de photographie, la lumière y était naturelle.
Le flash au magnésium ne sera inventé qu'en 1890 et les premiers éclairages électriques pour la photographie expérimentés par Nadar datent des années 1860 et restaient complexes et couteux à mettre en oeuvre.
Le vatican mobilise ses "troupes" en diffusant ses images de zouaves pontificaux ...
Les quatres frères Charettes
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De Montbel
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Au dos des cartes, on trouve la mention du photographe, plutôt discrète les premières années, puis de plus en plus visible, avec une gravure en guise de logo représentatif du photographe.
Le Peintre Photographe
On peut remarquer que le photographe se dit "Peintre Photographe".
Avant l'arrivée de la photographie, les portraitistes étaient des artistes peintres, mais la photographie est une révolution qui va pousser tous ces peintres à se tourner rapidement vers la photographie, c'était une question de survie. La peinture était lente, chère, et pas toujours réaliste. Cette transformation s'est faite dès les années 1840 avec le daguerréotype, une pose de 20 à 30minutes (tout de même !) et le client repartait avec son portrait.
Le titre de peintre subsistera quelques temps, il a valeur de qualité, le portrait doit rester une oeuvre avant tout, celle d'un artiste.
Des personnages atypiques
En parcourant ces portraits-cartes, l'on peut aussi découvrir des personnages étranges ... ou des acteurs de théâtre en d'Artagnan.
Le portrait réservé à la bourgeoisie
On remarquera l'absence de la classe ouvrière et rurale. Ces portraits étaient encore d'un coût trop élevé.
Les quelques rares portraits montrent ces personnes dans leur environnement. Il est probable que ce soit le "maître" qui paye le photographe. Tout est fait pour que ces personnes restent dans leurs rôles, avec la tenue et les outils de leurs durs labeurs, pas de mélange de classe ...
Parfois c'est le chien qui est amené chez le photographe, il a toujours été le meilleur ami de l'homme, et sa présence dans les studios montre qu'à cette époque le chien était aussi un animal de compagnie.
Les portraits sont de qualités inégales ... ici, visiblement le photographe n'était pas habitué à photographier les enfants, mauvais cadrage, mauvaise présentation entre une table et un fauteuil "énorme".
L'autre portrait est parfait et le tirage sur papier albuminé s'est très bien conservé. L'image présente un beau contraste, et gardée à l'abri de la lumière la couleur sépia est restée discrète.
Les portraits de 1870 à 1885
Les coins s'arrondissent, les cartons sont colorés et s'épaississent, le portrait parfois présenté en médaillon en relief, le dos devient un support publicitaire pour le photographe.
Certaines cartes sont datées de l'année à des fins de classement pour pouvoir retrouver le cliché ultérieurement.
Les portraits de 1880 à 1890
La couleur de certains cartons s'assombrissent encore plus pour devenir noir, les tranches sont biseautées et dorées.
Les tirages "luxe" sont recouverts d'un papier très fin de protection collé sur le haut du revers.
Le portrait des enfants
Si les images des enfants sont les plus attendrissantes, ce ne sont pas les plus courantes, et pour cause, les temps de pose étaient long, très long, plusieurs secondes, et même plusieurs minutes en 1850 ! Heureusement des nouvelles plaques au gélatino-bromure d'argent issues de l'industrie apparaissent, aux temps de pose bien plus courts, elles remplacent celles au collodion très lentes et dont le photographe devait maîtriser tout le processus de fabrication. La photographie des enfants devient plus facile à partir de ces années 1880.
La signature du photographe
À ses début, les mentions du photographe étaient discrètes, mais à partir des années 1870 elles s'imposent de plus en plus jusqu'à recouvrir entièrement le dos après 1880.
Concurrence oblige, la carte devient un support publicitaire incontournable pour les studios photographiques avec leurs distinctions dans les grandes expositions et les foires.
Ces publicités deviennent si envahissantes que le dos des cartes semblent bien petit au regard du nombre de distinctions reçues, à moins que ce soit les longueurs des intitulés qui soient difficiles à caser, comme le 1er titre de la carte noire "Photographe de la Commission des Monuments historiques, Ministère de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts" ... suivi de "1881 Grande Médaille de Vermeil avec éloges décernée par la Société d'archéologie du Sud de la France", et ce n'est qu'un début ...
Les hommes voyagent loin, très loin et font circuler leurs portraits "Souvenir de mon passage à Sidney 1882", l'autre carte trouvée à Lectoure dans le Gers, est-ce un gascon parti pour la ruée vers l'or ? Je doute ... il ne porte pas de béret ...
Les portraits de 1890 à 1900
Les cartons reprennent des couleurs claires, et de nouveaux papiers de tirages font leurs apparitions avec de beaux contrastes.
Ma grand-mère en 1898
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Année 1901
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Les cartes au début du XX siècle
De nouvelles cartes apparaissent au format plus petit (4,6 x 8 cm) et la qualité de tirage s'améliore.
Les techniques ont évolué tant du coté des appareils avec des objectifs plus lumineux, mieux corrigés, spéciaux pour les portraits, que pour les plaques négatifs et papiers de tirage aux noirs profonds.
Les mentions du photographe au dos de la carte disparaissent, et subsistent seulement sur la face de la carte.
Les couleurs des cartons passent aux gris avec un cadrage soigné.
Sur le premier portrait de l'enfant au cerceau il y avait un nom, et après bien des recherches généalogiques, j'ai découvert que nous étions cousins au 8ème degré !
Après 1914
Après la guerre, la photographie se démocratise avec l'arrivée de la marque Kodak, la mode des portraits-cartes s'éteint ... les photographes s'orientent vers la photographie d'évènements familiaux et le commerce.
Le portrait en studio perdure encore une bonne partie du XX eme siècle, comme le célèbre
studio Harcourt.
Fin du métier de photographe
Après 1914, les photographes complètent leurs activités avec la vente d'appareils et de pellicules, de cadres et d'albums, ainsi que le développement des photographies d'amateurs, et ce, jusque dans les années 70 où une autre révolution, celle de la photographie couleur développée dans des usines laboratoires, et qui avec l'arrivée de la grande distribution entraîna la fin du métier d'artisan photographe.
Puis au début du XXIeme siècle, la révolution de la photographie numérique et du smartphone vint parachever la disparition de cet artiste qui pendant un siècle et demi a accompagné de près toutes les familles, avec les portraits de tout un chacun, les évènements heureux comme les communions et les mariages, les portraits des enfants ... ils ont écrit 150 ans de notre histoire.
Documentations
Photo-carte Boutique spécialisée des portraits cartes avec historiques des photographes de l'époque.
Portraits Sépia un historien recense les photographes ayant oeuvré depuis 1839, illustré de cartes portraits.
Le Chronoscaphe un bel article sur les cartes portraits associé à une très belle présentation.
Très intéressant. Ceci donne envie de se re-pencher sur nos cartons à chaussure de famille... Merci.
RépondreSupprimerExactement ça ! j'ai retrouvé une boite à chaussure pleine de ces cartes, et je me suis plongé sur le sujet !! et c'est passionnant ! surtout qu'au milieu j'y ai retrouvé le portrait de ma grand-mère à l'âge de 2 ou 3 ans !!
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